Immigration et asile : réalités vécues à Bienne de 1957 à 1981

Un Biennois témoigne de la ségrégation sociale dont sont victimes les immigré.es pendant sa jeunesse. Son engagement et celui de la LMR-PSO contre la xénophobie et le racisme.

Immigration et asile : réalités vécues à Bienne entre 1957 et 1981

Ayant vécu à Bienne depuis 1957, avec ma famille, à l’école, comme dans la ville, je n’ai pas eu l’occasion de rencontrer de nombreuses personnes immigrées, jusqu’à mon départ pour l’université à Lausanne en 1969. Ces personnes étaient pourtant très nombreuses, travailleuses et travailleurs dans les grandes entreprises de l’horlogerie, occupant à l’époque une main d’œuvre immigrée abondante (Omega, Bulova, Rolex, notamment), de la métallurgie (comme Hauser entre autres), de la micromécanique ainsi qu’à la General Motors (GM) et dans le secteur de la construction. Je n’ai pas côtoyé beaucoup d’enfants d’immigré.e.s dans mon parcours scolaire. D’abord, parce qu’ils. elles n’avaient pas le droit d’immigrer en Suisse avec leur père ou leur mère – ils.elles restaient au pays – , ensuite parce les quelques un.es qui étaient là, l’étaient clandestinement et n’avaient pas le droit à être scolarisé.e.s, enfin parce que mon parcours scolaire était celui d’un fils d’intellectuel.e.s (mère enseignante, père pasteur), privilégié socialement et culturellement. Dans ma période scolaire, au progymnase du Pasquart et surtout au gymnase, je me suis politisé. J’ai  pu constater que les personnes immigré.e.s étaient « logées » à la Cité Marie ( immeubles vieux et insalubres au centre de la ville), dans certains quartiers périphériques, et pour beaucoup ( en particulier les saisonniers) dans des baraques à Boujean et à Mâche. J’ai pris également conscience de leur existence comme personnes invisibilisées, sans droit, exploitées, subissant une véritable ségrégation sociale et culturelle. Entré « Aux Résistants à la guerre » d’Arthur Villard et de Fritz Tüller, dans la section biennoise de l’Association Suisse-URSS puis du PdT/POP (1966-1969), je me suis rendu compte de cette injustice. Mais, avec ces deux mouvements, je n’ai pas eu de rencontre avec des personnes immigrées. L’Internationale des Résistants à la guerre agissait surtout par rapport à la guerre du Vietnam et à l’absence de statut pour les objecteurs de conscience en Suisse et au PdT/POP ce n’était pas vraiment une question que l’on abordait, sauf peut-être en marge, par rapport à nos relations avec les membres du PCI. Donc je n’ai pas vraiment eu de rapport avec l’immigration ouvrière immigrée travaillant à Bienne. Sauf un sentiment d’injustice profonde, lié à la compréhension que je commençais d’avoir sur les conditions qui leur étaient imposées, et sur le racisme dont ils.elles étaient les victimes. Il y avait certainement à l’époque chez moi une composante morale (je ne suis pas fils de pasteur pour rien…). C’est lors de mes études universitaires à Lausanne, avec mes contacts avec la gauche radicale lausannoise de l’époque, puis mon entrée dans la LMR au printemps 1972, que j’ai vraiment pris la mesure de la condition des travailleurs.euses immigré.e.s en Suisse et du rôle que leur exploitation avait dans l’accumulation de richesse pour l’impérialisme suisse. Une prise de conscience largement théorique, même si je côtoyais des personnes immigrées ou exilées, en distribuant des tracts devant les usines, dans les manifestations de rue ou les meetings, et à l’université (quelques étudiant.e.s exilé.e.s). La votation sur l’initiative Schwarzenbach en 1970 a également fortement contribué à ma compréhension de ce que signifie la xénophobie, le racisme, et son instrumentalisation pour diviser les salarié.e.s. J’avais en effet suivi et un peu participé à la campagne de la LMR et d’autres forces de gauche radicale contre cette initiative.

Le long préambule (ci-dessus) pour préciser que je ne suis certainement pas le mieux placé pour parler sur cette thématique : d’autres, immigré.e.s, fils et filles d’immigré.e.s, la connaissent certainement de beaucoup plus près et de manière plus personnelle que moi.

En 1972, quand nous commençons à construire la section biennois de la LMR/RML, nous étions donc très conscient.e.s de l’importance de la question de la xénophobie et du racisme pour une organisation anticapitaliste, du véritable statut d’apartheid que vivaient les femmes et les hommes immigré.e.s à Bienne, travaillant dans différents secteurs professionnels, des divisions profondes qui existaient parmi les travailleurs-euses, entre suisses et immigré.e.s, du soutien apporté par les appareils syndicaux, la direction du PSS, de ses élu.e.s  en particulier dans les exécutifs à tous les niveaux, à la politique de contingentement (permis de saisonnier A, permis de séjour B, permis C). Une réalité qui venait de loin : l’intégration du mouvement ouvrier et la paix du travail.

Nous avons systématiquement constitué des comités unitaires larges contre la série de différentes initiatives xénophobes, « contre la surpopulation étrangère », qui se sont succédé, celle de l’Action Nationale, du parti des automobilistes, et d’autres, dans les années 70-80. Ces comités unitaires menaient campagne en ville, devant les lieux de travail par tract, organisaient des assemblées publiques. Je me rappelle en outre de notre tentative de perturber une conférence publique de l’Action nationale dans la grande salle du Palais des Congrès en y jetant des boules puantes, et notre évacuation par leur service d’ordre ! Nous avions également participé à la campagne unitaire biennoise pour récolter des signatures pour l’initiative fédérale Etre solidaire lancée 1974, avec certains milieux d’église et un front large d’organisations, mouvements et partis visant à la suppression du statut de saisonnier, initiative rejetée en votation en avril 1981 (83,8% de non).

Les immigré.e.s présent.es à Bienne étaient essentiellement d’origine italienne, organisés par le PCI, les Colonies libres italiennes, puis d’origine espagnole. Une immigration de travail, et pour les personnes espagnoles, parfois un « refuge » face aux persécutions du régime franquiste en place. La LMR-RML a travaillé main dans la main avec les Colonies libres italiennes CLI (O.Bandini dont je me souviens, d’autres et évidemment, le cinéaste Alvaro Bizzari dont nous montrions les films ), le PCI, le PCE, et d’autres organisations de l’immigration. Nous dénoncions les conditions de logement des saisonniers (les baraquements dans lesquels ils étaient confinés), la politique des statuts discriminatoires, leur surexploitation au travail des immigré.e.s. Des assemblées publiques ou non, dans le local des CLI, au restaurant du Stadtgarten, à la Maison du Peuple, par exemple. Nous tissions des liens politiques et personnels avec ces travailleurs-euses, ces camarades. Une relation de confiance politique s’est construite, par exemple suite à nos interventions à la GM.

Dans notre intervention propagandiste devant les entreprises, nous essayons de thématiser ces questions également, systématiquement. Les quelques grèves et actions sur les lieux de travail (Bürger et Jacobi 1974, fermeture GM 75, Bulova, par exemple) nous permettaient d’entrer en contact, de discuter, parfois de contribuer à l’organisation et au soutien large de ces mouvements. Nous nous efforcions de traduire nos tracts en italien/espagnol. Nous vendions également devant les entreprises La Brèche, Rosso (journal en italien de la section du Tessin) et Rojo (journal de camarades espagnols réfugié.e.s en Suisse).

La question spécifique de l’oppression et de l’exploitation des femmes immigrées était également une de nos préoccupations. Elle l’était aussi fortement pour les mouvements féministes auxquels participaient activement des camarades femmes de la section de la LMR.

La répression féroce menée en Espagne par Franco contre toutes les formes d’opposition (arrestations, emprisonnements, torture, condamnations à mort) nous amenait à organiser des campagnes d’information, de solidarité, avec le PCE et d’autres organisations de la gauche radicale espagnole, dont certain.e.s militante.s étaient en exil à Bienne. La LMR, à Bienne comme ailleurs, entretenait des liens privilégiés avec la LCR-ETA VI et organisait un soutien politique et financier.

La répression touchait également les militant.e.s du PCI, du PCE, et d’autres organisations de la gauche radicale italienne et espagnole en Suisse : il était en effet en principe interdit pour leurs membres d’avoir des activités politiques…mais dans les faits, cette interdiction n’avait que peu d’effectivité. Par contre, dans les entreprises, souvent ils.elles étaient parmi les plus combatifs.ives, et risquaient le licenciement. Par ailleurs le licenciement d’un. e travailleur.seuse immigré.e. signifiait pour elle et lui la perte du permis de séjour, lié au travail. C’est une épée de Damocles qui pesait sur chacun.e d’entre eux.elles.

Le coup d’état de Pinochet au Chili en 1973 a obligé à l’exil de nombreuses personnes engagées politiquement à gauche et à l’extrême-gauche au Chili pendant la période d’Allende. Nous avions développé immédiatement, à Bienne comme ailleurs, une campagne d’information et de solidarité avec le peuple chilien. Piquets de protestation sur la place Centrale, occupation d’église. Nous tentions de faire connaître largement ce qu’était la réalité de coup d’état : répression, torture, assassinat, disparition. Dénonciation du non accueil des réfugié.e.s par la Suisse officielle, des intérêts économiques des entreprises suisses au Chili. Des liens politiques et personnels se sont noués, à cette occasion, avec des exilé.e.s chiliens.ennes et d’Amérique latine.

Jean- Michel Dolivo