Exercices de conjugaison entre le privé et le politique
La situation des femmes a subi des bouleversements innombrables tout au long du XXe siècle, lesquels aborder ? La multiplicité des thèmes, des points de vue et des formes d’action impose des choix pour cette contribution limitée aux années 1970 et 1980. Je tente ici une approche libre croisant les données sociales, les actions collectives et des expériences personnelles.
Ces années correspondent au contexte des romans de Annie Ernaux en France, de notre camarade Anne Cuneo en Suisse romande ou de Alice Schwarzer et son journal Emma pour la l’Allemagne et la Suisse alémanique. Leurs écrits témoignent de l’émergence de la conscience des femmes face aux inégalités sociales, aux discriminations dans tous les domaines de nos vies, de la santé à la formation, de la sexualité à notre place ou plutôt absence dans les sphères de décision. Aux niveaux privé et collectif à la fois, de manière complémentaire ou contradictoire, nous déboulonnons des malaises et des discriminations restées tues ou réprimées. Comme des dizaines de Biennoises, je participe à la levée des tabous sur tous ces sujets, à la prise de parole des femmes, à notre émancipation, tant privée que politique.
Nous sommes cette nouvelle génération qui succède aux révoltes des Suffragettes du début du XXe siècle, et surtout la génération baby-boom née après-guerre qui a grandi dans la foulée des mouvements révolutionnaires de Mai 68. Quand la LMR et les groupements féministes apparaissent en Suisse vers 1970 et à Bienne en 1972, le droit de vote pour les femmes vient tout juste d’être acquis en Suisse (1971) après des décennies de tentatives vaines pour convaincre l’électorat masculin (voir le film l’Ordre divin sur la situation extrême d’Appenzell).
Coup d’œil en arrière, quelques repères du début des années 70 en Suisse et à Bienne
Campagnes nationales et activités spécifiques à Bienne sur les questions de femmes
Sur les questions sociales
Les organisations
1970 – création des MLF/FBB (Mouvement de libération des Femmes / Frauen Befreiungsbewegung) dans les grandes villes Bâle, Zurich, Genève, Lausanne
1974 – création de « Femmes en lutte » à Bienne
1977 – création du MLF à Bienne
1978-80 – création de commissions féminines dans les partis et syndicats
https://lmr-rml-biel-bienne.ch/wp-content/uploads/2024/07/feminisme-quelques-reperes.pdf
La naissance du mouvement autonome des femmes, pourquoi ? comment ?
Au début des années 70, les mouvements féministes naissent dans toutes les grandes villes en Suisse comme partout en Europe et dans le monde. La parole des femmes se libère peu à peu, essentiellement autour de la contraception et de l’avortement « Un enfant, oui ou non, c’est nous qui décidons » et d’autre part contre les multiples inégalités sociales.
Les MLF/FBB se créent à l’échelle nationale, d’abord à Zurich, Bâle, Genève et Lausanne, puis dans chaque ville. Ces regroupements féministes rassemblent des femmes de divers horizons et milieux sociaux, de diverses mouvances politiques. Ils se veulent tous autonomes des partis et non-mixtes. Se libérer de la domination masculine et des carcans partisans, c’est une exigence essentielle partagée par toutes les militantes féministes.
Nous sommes pour la plupart jeunes, qualifiées, avec un emploi, parfois mères et/ou épouses, et Suissesses. Dans les années 70, la société, les médias, les politiciens manient les préjugés sexistes, patriarcaux, sans crainte de contestation. Leurs propos regorgent de moralisation, visent encore le maintien des femmes à la maison et leur statut d’inférieures, voire mineures au niveau légal. Dans ce contexte, il nous faut apprivoiser un à un les sujets qui entravent nos existences, démonter les préjugés sexistes, réinventer d’autres modes de pensée, sortir des oppressions multiples. Trouver les mots pour le dire n’est pas facile. C’est une période de déconstruction des stéréotypes dans les domaines de la vie quotidienne comme l’école, la formation, l’emploi, la famille, la sexualité, la contraception, la maternité, la religion. Mais aussi de déconstruction des représentations sociales des rôles des femmes/des hommes dans l’économie, la politique, la recherche, les arts. Les discriminations à l’encontre des femmes sont légion, encore peu documentées et très peu présentes dans les médias.
D’où l’importance de nos réunions entre femmes. Nous y partageons nos propres prises de conscience des inégalités sociales liées au genre. Comment ? D’une part, nous commentons les livres de théoriciennes ou témoignages de femmes, et de l’autre nous réfléchissons à partir de nos expériences individuelles marquées par la discrimination sexuée : maternité/stérilité ; contraception/avortement (la pilule existe et est enfin accessible); homo/hétérosexualité ; droits dans la formation et l’emploi ; violences/autodéfense ; absence/présence des femmes en politique. Puis viendront s’ajouter d’autres thèmes tels que harcèlement sexuel dès 1986, viol et violences conjugales, bien avant les revendications LGBTQIA+. Les débats vont bon train entre différents courants féministes (MLF, féministes radicales, OFRA). Pour les unes, la priorité est la lutte pour l’affirmation de la place des femmes, pour d’autres, la conjonction avec les revendications sociales et du mouvement ouvrier. Le MLF biennois contribue très activement à la publication des revues romandes « La Fronde » (1976-1978) et « À tire d’elles » (1983-1987), avec de nombreux articles témoins de notre réflexion (Ariane Tonon, Caroline Strasser, Marie-Corinne Probst, Marie-Thé Sautebin).
C’est une période fascinante, d’expériences riches en découvertes. Mon propre engagement se réalise à la fois au sein de la LMR, dans le MLF biennois et au sein des comités unitaires réunissant plusieurs partis. Je prends part aux coordinations nationales, parfois aussi à des rencontres internationales. Un va-et-vient effervescent entre pratiques et réflexions, dans toutes les sphères de la vie quotidienne. Des ouvertures vers un impensé de la vie.
Les campagnes politiques nationales et leur version locale
Les initiatives fédérales rythment les activités publiques avec les campagnes de signatures puis de votation. Bienne bouge de manière identique à toute la Suisse et bénéficie d’un passé de gauche « Bienne la Rouge ». Tout d’abord les activités sur le droit à l’avortement (Pour la Décriminalisation de l’avortement USPDA/ Contre Oui à la vie / Pour la Solution des délais). Nous recueillons des témoignages forts de femmes enceintes sans l’avoir choisi, rejetées par le Planning familial de l’Hôpital de Bienne, parfois victimes de chantages, menaces ou maltraitance médicale. L’accès à la contraception est encore limité et les informations rares. Nous rédigeons des brochures détaillant les moyens contraceptifs à disposition. Je me souviens animer une conférence-information au gymnase vers 1976-77, à l’initiative du groupe de jeunes La Taupe. Des dizaines de gymnasien∙nes dans la salle de sport posent des questions sur les moyens contraceptifs, discutent de la libération sexuelle. Je me souviens organiser un meeting sur le droit à l’avortement avec Gabrielle Nanchen (conseillère nationale, PS) au restaurant Schlüssel-Clé avec 100-120 personnes, salle comble, grâce à un comité unitaire incluant les Femmes protestantes et des politiciennes radicales influentes.
En parallèle, les inégalités de traitement à l’école, en formation, au travail mobilisent nos réflexions et activités. Elles sont chiffrées surtout depuis 1975, grâce à l’«Année de La Femme » décrétée au niveau international. Lors d’un Congrès féministe aux USA, une Péruvienne femme de mineurs de Cochabamba témoigne des conditions de vie des femmes et son témoignage marque internationalement. Le livre « Si on me donne la parole » reste pour moi un cri de ralliement des femmes sur une situation commune d’oppression. Tout comme « La cause des femmes », de Gisèle Halimi, dénonçant la répression de l’avortement en France. La convergence des thèmes de lutte des femmes prend une dimension internationale.
Mais «La Femme » n’existe pas. Il nous faut déceler les situations multiples des femmes, par conséquent des divergences de points de vue apparaissent. A Berne, les féministes des MLF font irruption dans la salle du IVe Congrès des intérêts féminins coordonné par l’Alliance des sociétés féminines suisses (AFS), des femmes majoritairement bourgeoises ou liées aux partis bourgeois. Nous contestons leurs points de vue et organisons l’Anti-congrès. Il ressort de cette confrontation le lancement de l’initiative fédérale « Pour l’égalité des droits entre hommes et femmes» (art. 4 cst), une initiative qui réunira largement les femmes et féministes de tous bords. Le contre-projet est accepté le 14 juin 1981, mais son application reste au tiroir, ce qui entraîne la Grève des femmes en 1991, puis ces dernières années, les Grèves féministes.
Dans la foulée, l’initiative fédérale « Pour une protection efficace de la maternité « (avec un congé-maternité de 16 semaines, art 78 et ss), mobilise largement les féministes et organisations politiques et syndicales de gauche. Contestée par la droite et les associations patronales, l’initiative recueille 84% de « non » en 1984.
De multiples tentatives suivront pour ancrer un à un des droits au congé-maternité et à sa couverture. Enfin 2004 sera l’année de la révision du régime des allocations pour perte de gain en faveur de l’assurance-maternité, acceptée en votation populaire par 55,4% de oui. |
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Fin des années 70, les débats vont bon train au sein des organisations de femmes et entre elles, mais aussi au cœur de la gauche. Dans les syndicats et les partis, y compris la LMR bien sûr, la position des femmes est encore fragile. Peu nombreuses à la base, encore moins dans les instances, les militantes font difficilement entendre leurs points de vue. Les réactions des camarades oscillent entre la tolérance passive, la condescendance ou parfois le mépris. Puis la pertinence des revendications féministes s’impose. Vers 1978-80, les débats conduisent à la création de commissions féminines dans la plupart des partis de gauche et dans les organisations syndicales. Je serai pendant plusieurs années la coordinatrice nationale de la Commission femmes de la LMR/PSO, et par conséquent fréquemment représentante de la LMR dans les rencontres et coordinations nationales entre partis et mouvements féministes en Suisse.
Une campagne mémorable à Bienne : « boycott contre le cours de cass »
Entre 1978 et 81, le mouvement des casseroles conduit par des gymnasiennes s’oppose aux cours ménagers imposés aux filles du canton de Berne. Il a marqué les esprits et eu des répercussions partout en Suisse.
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Marie-Corinne Probst en a été l’une des animatrices et se remémore le boycott :
« Le mouvement de refus du cours de cass est né en 1978 de discussions entre gymnasiennes. Cette thématique a été abordée et approfondie dans le cadre de La Taupe (groupe jeunes de la LMR), dont faisaient partie Caroline Strasser et Marie-Corinne Probst. L’idée de faire grève a pris forme, avec l’appui de M.-Thé notamment. Nous avons réuni des gymnasiennes et tenté d’approcher aussi des apprenties. Une lettre ouverte, puis la décision de boycotter le cours annoncée en février 1979. Nous avons lancé une pétition lors d’un meeting au St Gervais, départ d’une campagne plus large. La grève des cours a été organisée. Cinq femmes se sont engagées, dont Danièle Rigo et Françoise Tanguy. Personnellement j’ai fait partie de la deuxième vague (1981-82), terminant mon gymnase une année plus tard. Caroline avait déjà 20 ans et échappait à l’amende. Nous avons alors été soutenues par l’avocate Catherine Zulauf. Le premier procès en août 1980 a été spectaculaire. Il s‘agissait de la même démarche que font aujourd’hui les activistes du climat (recevoir une amende, faire opposition, avoir un procès et le transformer en procès politique). On avait fait un grand battage public autour de ce procès. Beaucoup d’interviews de la presse écrite et la TV, même à la presse étrangère, des manifestations, un concert public au Centre autonome avec Yvette Théraulaz, la création d’un comité de soutien unitaire, autant d’activités |
politiques qui ont sensibilisé l’opinion publique et les partis politiques de gauche à notre cause. Deux cents personnes étaient présentes au tribunal et le procès a dû se dérouler dans la salle des Assises au vu de l’affluence. Les boycotteuses ont été condamnées à des amendes que l’Association suisse des femmes [Association pour les Droits des Femmes (ADF)] a immédiatement payées.
L’année suivante, un second groupe, constitué de 4 femmes a poursuivi le mouvement avec, à nouveau, un procès public (suite à une première condamnation, puis un recours). Comme l’article constitutionnel sur l’égalité des droits avait été acquis le 14 juin 1981, les boycotteuses ont été acquittées en août 1982. Et le procès a été gagné. Le cours ménager complémentaire obligatoire sera aboli. Il deviendra un cours mixte pour écoliers et écolières et intégré dans la scolarité ordinaire »
Voir l’interview de Caroline Strasser
Voir le n°119 de la revue Intervalles : https://www.intervalles.ch/produit/no-119-la-greve-des-casseroles/
Création d’un CISC, une initiative locale qui dérange
Le carcan entourant la sexualité, la contraception et l’avortement motive les féministes biennoises à lancer une initiative communale en 1978 pour la création d’un CISC – Centre d’information sexuelle et de consultation – comme alternative au Planning familial. Le PF existe depuis 1972 et n’est alors ouvert que deux heures par semaine au sein de l’Hôpital. Il impose une limitation drastique des avortements, la priorité est à une sexualité reproductive. Les 10 cabinets gynécologiques ne donnent de rendez-vous qu’avec un délai de 3-5 semaines. Avec les membres du Comité, nous recueillons des témoignages, pratiquons des tests de grossesse dans nos cuisines, soutenons les femmes en détresse et parfois les accompagnons pour un avortement à Genève où la pratique y est nettement plus libérale.
Nous adressons un questionnaire à nos gynécologues respectifs (tous hommes à l’époque) leur demandant leur avis sur le sujet et plus globalement sur l’avortement. De manière générale, nous avons par la suite observé une écoute et une meilleure considération de leur part à notre égard, davantage de respect et d’ouverture lors des visites gynécologiques. Une importante manifestation s’est tenue à la Salle Farel en 1982, avec projection de deux films (Jugendsexualität et droit à l’avortement), une discussion avec les réalisatrices, une femme médecin, et le témoignage de professionnelles du Dispensaire des femmes de Genève et du Planning de Renens.
L’initiative pour le CISC soutenue par un comité mixte et interpartis « dérange » titre la presse, en 82 au moment du vote : « Pour [les gynécologues biennois] , il est d’abord un concurrent, ce qui porte la discussion au niveau des gros sous…. On brandit l’épouvantail du « collectivisme médical », de « l’étatisation de l’intime ». Ce n’est pas tant le fait qu’un médecin travaille au CISC qui effraye. C’est plutôt la perspective de le voir mettre à la portée des femmes un peu de son savoir en expliquant le pourquoi et le comment. On brise alors l’aura qui entoure le spécialiste. Il redescend sur terre. Et le pire, ce sont des femmes qui ont scié le piédestal ! » (Biel-Bienne, Paul Coudret, mars 82). Projet et contre-projet, le CISC fait l’objet d’âpres négociations avec Hans Kern de l’Entente biennoise et Roland Villard du PS, membres du Conseil municipal qui cherchent à éviter la votation. Lors de la campagne de votation, les partis et les conseillers de ville de droite mènent une campagne agressive contre le projet et souvent injurieuse à l’encontre des féministes. Malgré un résultat très médiocre en votation (25%), la campagne a permis de faire évoluer les pratiques au Planning familial et dans les cabinets de gynécologie.
Les femmes dans les luttes du monde ouvrier
Sur le terrain de l’emploi, Bienne est la Métropole de l’horlogerie, mais pas des droits des ouvrières. La majorité du personnel des usines horlogères est féminin, mais leurs conditions de travail sont très précaires. Peu à peu, les inégalités de traitement à l’encontre des femmes sont décelées et dénoncées. Pendant la grève de l’entreprise horlogère LIP de Besançon, les ouvrières viennent présenter leur rôle dans le mouvement et impactent fortement. Dans les usines horlogères de la région Neuchâtel, Bienne-Jura, les conditions sont particulièrement rudes pour les mères de famille issues de l’immigration qui amènent leurs enfants à la crèche Omega ou en ville avant 7h00 car les horaires ne sont pas encore libres, et pour tenir le coup elles consomment des pilules de Saridon.
Une ouvrière de Ebauches à Granges porte plainte avec l’appui du syndicat FTMH pour inégalité salariale et gagne le procès (Marinette Di Julio, 1988), en application de l’art.4 Cst sur l’égalité acquis en 1981.
Entre 1976 et 90, à plusieurs reprises, la crise économique secoue toute la ville et l’Arc jurassien. Avec le démantèlement de l’industrie horlogère, le chômage frôle les 10%, c’est la période des manifestations nationales pour l’emploi, de la grève de Bulova à Neuchâtel (1976) et de la fermeture de Bulova à Bienne (1982). En 1984, Ebauches SA préconise l’introduction du travail de nuit pour les femmes à Marin afin de faire tourner ses machines trop coûteuses 24h sur 24. La requête patronale catalyse le mouvement et conduit à une campagne à connotation spécifiquement féministe dans la région Bienne-Neuchâtel.
L’argumentation patronale de Ebauches SA nous a été révélée par une femme de la commission ouvrière. Elle expose des relents patriarcaux, s’appuyant sur de prétendues « compétences naturelles des femmes », avec l’exemple du tricot. Parce qu’elles savent lire un modèle de tricot, les patrons les estiment capables de repérer des erreurs sur les circuits électroniques des mouvements de montre, d’où leur demande de lever l’interdiction du travail de nuit pour les femmes pour les installer aux machines.
Lors de la campagne s’expriment des divergences au sein du mouvement des femmes et de la gauche. Au nom de l’égalité, l’OFRA et les POCH, mais aussi les syndicats, plaident pour lever l’interdiction du travail de nuit des femmes, prétendu moyen pour augmenter les salaires, alors que les MLF et la LMR/ PSO s’y opposent. Les militantes de la LMR/PSO rédigent « Le manifeste contre le travail de nuit des femmes. Perversion de l’égalité ». Marianne Ebel et M.-Thé Sautebin le présentent à la presse nationale avec grand succès. Elles mènent le débat avec Ruth Dreyfuss qui, au nom de l’Union syndicale suisse USS, adhère à ce changement du droit au BIT Bureau international du travail. « Robots jour et nuit, non merci », la Brèche, les tracts et les conférences nourrissent le débat contre le travail de nuit, insistant sur les méfaits sur les plans médicaux et sociaux. Les camarades médecins contribuent à la démonstration des effets nocifs du travail de nuit. Pour les ouvrières, c’est évident « on devient des machines, la tête vide ».
La chronologie ci-dessous présente la lutte et son résultat : la demande de Ebauches a été invalidée.
page La Fronde
Les femmes PSO aux parlements biennois et cantonal
En 1980, Sylviane Zulauf a fait son entrée au Conseil de ville de Bienne. La première parlementaire du PSO au niveau national. Elle a ouvert les feux au sein d’un parlement de droite et masculin. Tâche ardue qu’elle a su mener avec enthousiasme et une verve convaincante (Voir la vidéo). Puis je l’ai rejointe en 1984 (accueillie par un message de menace de mort posé sur ma table). Deux parmi six femmes dans un parlement de 60 membres, notre parole et nos propositions rencontrent un vrai écho. (Voir le bulletin d’information sur le travail parlementaire)
Nous y avons défendu la place des femmes au sein du personnel de la ville, celle des francophones en général, celle des apprenti.es francophones, l’amélioration des offres de crèches et des conditions de travail du personnel de nettoyage municipal, la création d’un bureau pour l’égalité femmes-hommes dans la ville de Bienne, l’enregistrement des plaintes pour violences sexistes et conjugales, l’attribution de noms des personnalités féminines pour les places et rues ; et de manière plus générale la défense des places de travail à Bienne. Puis Sylviane a poursuivi au Grand conseil bernois dès 1986 où elle a plaidé pour la création d’un Bureau cantonal de l’égalité. Les débats ont souvent été virulents, mais le soutien des socialistes a parfois permis de gagner des victoires et de nombreuses traces ont survécu. Mais les thèmes abordés il y a 40 ans restent d’actualité, malheureusement (voir la lite établie par Fritz Freuler).
Solidarités féminines internationales
Tout au long des décennies 70 et 80, les féministes de la LMR/PSO et des mouvements de femmes en Suisse apportent une solidarité aux femmes engagées contre l’oppression en lien avec nos campagnes internationalistes, du Chili à l’Espagne, de la Pologne au Nicaragua.
Voir document : Rétrospective des campagnes de solidarité internationale.
Certes, la condition féminine est universelle sur les sujets fondamentaux, mais pas uniforme. L’émancipation des femmes s’inscrit dans des contextes spécifiques. Ces sujets nous font voyager au cœur de la géopolitique, à travers les informations, les rencontres, les campagnes de solidarité. Des conférences sont organisées avec des délégations de femmes (ouvrières de LIP Besançon ou des mines galloises, féministes d’Amérique du Sud, du Nicaragua, du Guatemala, de la République dominicaine). De nombreux articles dans La Fronde, À tire d’elles et La Brèche en témoignent. Nous organisons des actions de solidarité spécifiques avec les familles chiliennes lors de leur accueil après le coup d’état de Pinochet (1973), avec les Espagnoles contre le franquisme, avec les Portugaises lors de la Révolution des Œillets. Une délégation biennoise ira à Lisbonne (Sylvie, M.-Thé, Pierre et Paul), en réponse aux appels des femmes portugaises interdites par les hommes de manifester dans les rues. L’été 1975, avec des milliers de camarades venu.es de France, Espagne, Italie, Allemagne, nous participons aux débats sur la situation politique au Portugal et sur tous les thèmes féministes, et même un avortement est réalisé par des médecins féministes. Vers 1980, en solidarité avec la Révolution au Nicaragua, des Biennoises brigadistes se joignent aux brigades de solidarité.
De cette période et de ces échanges internationaux ont survécu de nombreuses amitiés, des rencontres, et les débats épistolaires se sont poursuivis. Après les meetings à Bienne, les conférencières restaient chez nous, des amitiés se nouaient. Des conférences internationales à Paris ou Amsterdam nous permettaient de débattre des nouveaux sujets et d’unifier nos revendications. Au fil des années, j’ai eu la chance de rencontrer chez elles ces amies féministes en Espagne, au Portugal, au Mexique, aux Etats-Unis, en République dominicaine, plus tard en Algérie. Que de complicités et de richesses partagées.
Les femmes bousculent le contexte des années 1970 et 1980
Un demi-siècle plus tard, la contextualisation des événements vécus par et avec le mouvement femmes des années 1970-1980 s’avère nécessaire, tant le monde a changé. Un demi-siècle s’est écoulé, la place des femmes s’est modifiée sensiblement.
Il y a 50 ans, la littérature et les revues traitant des sujets « femmes » restaient dans des cercles assez fermés, n’atteignant même pas la presse féminine large, peu la radio ou la TV. Les femmes n’y étaient présentes ni comme sujets, ni comme journalistes, encore moins comme personnalités politiques ou artistes. Et ce même si « Le deuxième sexe » de Simone de Beauvoir remonte à 1949.
Sauf exceptions, les féministes dérangeaient, elles étaient traitées sous l’angle « perversion, manque de morale, détournement des mœurs ». Le terme « féministe» était encore l’objet de risée et de discrédit, et le resta plusieurs décennies encore. Assimilées à anti-hommes, femmes frustrées, les féministes déclenchaient des réactions violentes nourries par l’idéologie patriarcale. Même les milieux de gauche, hommes surtout, mais aussi femmes, reléguaient au second plan ces thèmes jugés mineurs, hors priorité, voire les rejetaient. En outre, les hommes, nos camarades, étaient inquiets des sujets abordés entre femmes car susceptibles de remettre en cause leurs privilèges et comportements de domination. Parfois ils tentaient une rencontre entre hommes. Un moment chaud au niveau national du PSO fut la polémique ardue sur le harcèlement sexuel (HS), un thème jamais abordé jusque-là. Suite à un long article de M.G. paru dans la Brèche dénigrant les allégations des femmes prétendument victimes de HS, en tant que Commission femmes PSO, nous rédigeons en réponse le « Manifeste des Prud’femmes ». Une journée de débat national du PSO sera organisée à Bienne pour s’expliquer de vive voix et lever le voile des réalités endurées par les femmes, avec le soutien de juristes féministes engagées hors du PSO. La définition du harcèlement sexuel n’était pas encore posée.
Déconstruire et reconstruire, un engagement permanent
Les structures de toute la gauche et des milieux mixtes (divers partis dont LMR/PSO, syndicats, comités unitaires, PS) étaient très majoritairement dirigées par les hommes qui représentent leur parti, prennent la parole, argumentent et décident les orientations politiques de manière dominante voire dominatrice, même si les femmes en étaient aussi membres et très actives. Une division des rôles et des tâches subsistait au sein de la LMR/PSO (p.ex réécriture de tracts ou d’articles dans la Brèche par les mentors, alors que produits par une femme; mais aussi préparation des repas pour toute une équipe de militant∙es). Je me souviens être accueillie à la fin d’un long exposé à un congrès national consacré à la question femmes par « Tu te prends pour Castro !», alors qu’un homme m’avait précédée au micro sans limiter son temps. Façon de dénigrer l’oratrice et d’invalider le sujet, car la Révolution passait avant tout, elle était prioritaire dans tous les choix de vie, subordonnant les « questions femmes » à l’avénement du socialisme.
Et pourtant, la conjonction des luttes était déjà à l’ordre du jour parmi les féministes : « pas de socialisme sans féminisme, pas de féminisme sans socialisme ». Dans un tel contexte, s’imposait l’exigence de discuter entre femmes pour affiner nos propres points de vue et apprendre à argumenter librement. Déconstruire la perception de la réalité quotidienne, du vécu individuel et collectif requérait des structures non-mixtes. Déconstruire le monde dominant patriarcal et reconstruire de nouvelles perspectives égalitaires, de nouveaux horizons dans tous les domaines, y compris dans nos propres rangs. La création des commissions femmes ou groupes femmes internes à la LMR puis PSO, décidée lors d’une « conférence femmes » (1979) centrée sur ce sujet, fut incontournable.
Il en sera de même dans la plupart des partis et syndicats.
Des débats à la croisée des cultures
Il m’est souvent apparu que Bienne, ville bilingue F/D et avec de nombreuses communautés étrangères, joue une position charnière dans les débats d’idées, à la croisée des tensions culturelles, avec les conséquences spécifiques dans le champ du féminisme. Lors des coordinations nationales et dans la rédaction de textes de réflexion, à Bienne nous percevions les sensibilités différentes entre Suisse allemande et Suisse romande. Deux exemples majeurs. Dans le débat nourri sur les nouvelles technologies de reproduction (NTR, en particulier fécondation in vitro), la Romandie est influencée par les positions françaises ayant foi en la science (premier bébé-éprouvette) alors que la Suisse alémanique, siège de la chimie et pharma, est plus critique à l’encontre des manipulations génétiques.
Divergences aussi sur le travail de nuit (TN) : la Romandie est largement contre la levée de l’interdiction du TN (argumentée dans le manifeste « Perversion des droits égaux ») alors que la Suisse alémanique (OFRA et même les syndicats) plaide plus souvent en faveur, prétextant l’avancée vers les droits égaux en matière salariale, les heures de nuit mieux payées auraient amélioré le statut salarial des ouvrières.
Vivre et penser le féminisme, un engagement de tout instant
En conclusion, il n’est pas vain d’affirmer que l’engagement féministe compte parmi les engagements les plus globaux, car « le privé est politique ». Pour les femmes, il s’agit d’un engagement qui implique toute la vie comme personne, comme femme et comme militante féministe dans tous les domaines. Au niveau de la vie privée (mode de vie, relations sexuelles, choix d’enfants, organisation quotidienne, vie communautaire, travail domestique, gestion de l’argent) ; au niveau de la vie professionnelle (accès à la formation, aux études et à l’emploi, répression et interdiction professionnelle, temps de travail et salaires inférieurs conduisant à de nombreux effets sur le niveau de vie des femmes à court et long terme jusqu’à la retraite), ou encore face aux choix de prolétarisation; mais aussi au niveau culturel (avec une marge de temps libre relativement réduite après le travail militant et les tâches domestiques). Toutes nos relations sociales sont empreintes de la marque LMR/PSO, de manière contrastée positive ou non, selon les personnes et les moments de vie.
Malgré les pressions ambiantes dans la LMR/le PSO, organisation politique centrée sur la priorité à l’avènement de la révolution, malgré les agendas personnels déjà bien chargés, Paul et moi avons choisi de faire de la place à un enfant. L’annonce n’a pas réjoui tous∙tes les camarades. Mais la naissance de David au début 1978 a cassé un tabou dans notre milieu, déplaçant les priorités, et a ouvert de nouvelles attitudes et relations à la vie en général. Elle a certes constitué pour nous parents une forte surcharge, vu le cumul des activités professionnelles, des activités militantes presque inchangées et la nouvelle charge familiale. Mais notre bonheur a aussi été partagé avec les camarades biennois∙es et même aux vacances avec d’autres parents LMR/PSO de Neuchâtel ou Genève. La vie quotidienne en petite communauté vécue avec des camarades rompait avec le traditionnel cercle familial restreint. La solidarité a permis à David de découvrir des personnes généreuses à défaut de grands-parents proches. Ce n’est pas une parenthèse, mais un changement de paradigme dans la vision du « tout pour la révolution, immédiatement ». Les utopies ne se limitent pas au « Grand soir », à des lendemains qui chantent, mais se construisent pas à pas, dans les modestes actes de la vie.
Aujourd’hui, l’héritage des changements émancipateurs est incontestable. La place des femmes et des hommes dans les familles, dans les institutions, les partis et les parlements, dans les divers milieux de l’économie, des arts et/ou encore de la formation a beaucoup évolué. Mais subsistent des attitudes et positions machistes qui entravent toujours l’engagement des femmes et le succès de nos revendications, voire visent des reculs. La présence active des femmes issues des diverses migrations – je pense au livre des femmes Noires et afro-descendantes de Bienne « I will always be different » (2022) – ouvre des espoirs nouveaux. Les MLF se sont mués en d’autres formes sociales, les revendications féministes ont changé de terrain, les grèves féministes ont pris le relais, mais le thème des inégalités reste au cœur des féminismes. Les diverses formes d’interesectionalité – écoféminisme ou écologie féministe – amplifient la portée des changements indispensables.
Les décennies 1970 et 1980 constituent une période d’effervescence et de bouleversements dans les rapports de genre. Mais le développement du capitalisme ultra-libéral a absorbé de nombreux acquis et marchandisé des conquêtes féministes, de la cuisine au cinéma, du poste de travail à la santé. Des reculs et démontages des droits acquis restent à craindre et sont déjà à l’œuvre dans les pays où l’extrême-droite et les conservateurs prennent le pouvoir. Les violences à l’encontre des femmes n’ont pas cessé, elles se sont insinuées en profondeur.
Ce texte ne témoigne qu’entre les lignes des bouleversements personnels, familiaux, professionnels, culturels vécus par les camarades féministes de la LMR/PSO, par nos compagnes des mouvements de femmes et des syndicats, mais aussi par nos compagnons et camarades. Les changements sociaux ancrés dans les nouvelles relations humaines sont pour la plupart notre fierté. Les prolonger reste une tâche titanesque.
Marie-Thé Sautebin
avec les apports de Marie-Corinne Probst, Ariane Tonon, Anne-Valérie Zuber et divers lecteurs et lectrices
Autres sources et témoignages personnels :
https://www.nmbiel.ch/projekte/biel-erzaehlt/marie-the-sautebin
Abréviations