Prolétarisation dans l’industrie des machines

Témoignage d’André Hofer sur son parcours militant dans deux entreprises de machines-outils.
texte à imprimer : Le fond de l’air était rouge
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Le fond de l’air était rouge

Contexte

Je suis né à Bienne en 1957.
Mes parents tenaient une boucherie à Boujean. Maintenant c’est un sex-shop !
Mes grands-parents maternels habitaient une petite maison mitoyenne le long de la route de Berne. Maintenant, c’est une ruine délabrée et recouverte des suies d’échappement des automobiles et camions. Mon grand-papa travaillait comme modeleur à la fabrique de presse ESSA à Brügg. Ma grand-maman s’occupait de la maison, du reprisage des vêtements, de couture, du jardin potager et de moi.
La ville était « prospère », pour les patrons, les cadres, les ingénieurs, les techniciens, les petits chefs d’atelier de l’horlogerie, de la mécanique, du bâtiment… Les saisonniers italiens, espagnols, portugais vivaient dans des baraquements insalubres ou dans des logements tout aussi insalubres qui ont été maintenant démolis ou renovés. Beaucoup de travailleurs n’avaient aucune qualification, on les appelait des « manœuvres ».
Les chevaux tiraient les chars apportant le charbon pour l’hiver. On jouait au hockey dans la rue et était content quand une voiture passait damer la neige.
Les magasins fermaient entre midi et deux heures et à 18h30, le samedi à 16h00. Il n’y avait pas de vente du soir, ni black Friday ni ouverture le dimanche !
Les travailleurs entraient et sortaient des usines tous en même temps à pied ou à vélo.
A l’étranger, il s’en est passé des choses ! Des événements !
Un chien dans l’espace. Un homme dans l’espace. Le pavillon de l’armée suisse à l’Expo de 64 à Lausanne. Des enfants qui meurent de faim au Biafra. Une coalition de pays arabes qui attaque l’Etat d’Israël ; l’Etat d’Israël qui massacre des Palestiniens. Des bombes, du napalm et des personnes brûlées vives au Vietnam. Pas de télévision française en mai 68. Des poings noirs dressés à Mexico. Deux hommes sur la lune avec une montre Omega.
En 1973, il y a 3 dimanches sans voitures dans toute la Suisse !
Puis j’ai dû choisir un métier. Comme ma maman est institutrice, je serai instituteur.
Pas de chance, je ne sais pas chanter, c’est éliminatoire. Donc j’irai au gymnase pour ensuite devenir maitre secondaire.
Chacun l’a compris, à Bienne, dans mon entourage, le mouvement ouvrier, le syndicat, le socialisme ça n’existe pas. La politique encore moins.
J’ai juste entendu parler de Lénine comme on parle de Napoléon, Churchill, Ben Gourion. Jamais vu une image du Che ! Le portrait du général Guisan est au mur de tous les appartements. Kyssinger et De Gaulle nous protègent du danger qui vient de l’Est.
Et pourtant, entre 16 et 20 ans, entre 1973 et 1977 tout change pour moi.
Diplôme de maitre secondaire en poche, j’adhère à la Ligue marxiste révolutionnaire et entre en usine.

Le quotidien

En mars 1981, j’ai intégré la cellule ouvrière de la Ligue. Nous étions 6 : deux mécanos, un horloger chômeur, un ingénieur en mécanique, un technicien en informatique et moi non-qualifié. On se retrouvait deux fois par mois pour préparer nos interventions : contacts avec les ouvriers et ouvrières de l’horlogerie, organisation et distributions de tracts (auxquelles je ne pouvais participer) …
Nous y avons préparé mon entrée en usine prévue en aout.
Avec les camarades de la cellule, et quelques membres biennois du BP, on a préparé mon entretien d’embauche. On m’invente un curriculum vitae plausible, une motivation acceptable : je serai un gymnasien qui en a eu marre des études, qui est parti faire la route, qui a vécu et travaillé dans des communautés en Ardèche et qui maintenant veut revenir à une vie normale à Bienne.
L’entretien se passe bien, le chef du personnel est d’accord de m’engager comme manœuvre. Il me demande alors combien je veux. Je réponds très inquiet : « 1500.- par mois ». Lui : « Je n’engage pas à moins de 1800.- » Penaud, j’ai accepté immédiatement.

Le lundi 10 aout 1981, j’entre enfin à l’usine ESSA à Brügg.
Le chef du personnel m’accueille, me conduit au vestiaire puis vers le chef d’atelier. La halle est grande : 50 mètres sur 100 mètres, une rangée centrale et 4 rangées latérales, beaucoup de machines, des immenses et des petites, des grues. Ça sent l’huile chaude, les copeaux et l’eau de savon, il fait au moins 5 degrés de plus que dehors. Il n’y a pas trop de bruit. Le chef me met devant la machine, une grande perceuse radiale de 3 mètres de haut, et un tas de pièces à côté dans des caisses.
Je n’y comprends strictement rien. Mais je suis là pour apprendre.
Serrer une pièce dans l’étau, facile.
Percer, ça va. Après une heure, la mèche ne perce plus ! Que faire ?
Ben l’affûter sur une meule ! Le mécano à côté me montre et m’explique.
Il fait très très chaud ce lundi 10 aout 1981 !
A la fin de la journée, j’ai les doigts écorchés. L’ouvrier qui scie les barres de métal huile les pièces pour qu’elles ne rouillent pas. Mais il n’enlève pas les copeaux tranchants comme du verre cassé !
Les jours passent, la machine à café permet un ou deux mots. Pas de rebelle ni de syndicaliste en vue. Enfin une séance ouvrière à l’usine. Le président de la commission ouvrière explique en allemand aux ouvriers et manœuvres suisses allemands, francophones, aux Italiens, Espagnols … que la FTMH demande l’indexation du salaire pour le 1er janvier. Je demande ce qu’il en est des quelques sous perdus entre le 1er janvier 81 et le 1er janvier 82 puisque les prix augmentant tous les jours de l’année. Ça cause un peu dans les coins. Le président en parlera au comité de la ville … et on continue, sujet suivant : le repas de Noël.
Le rythme syndical bat plus lentement que mon impatience juvénile.
On est en novembre, et il commence à faire froid. Je finirai habillé avec des sous-vêtements de ski et des gants comme si je montais au Montfort pendant une tempête de neige.
En peu de temps, j’ai maitrisé le serrage et le perçage des pièces en acier 37, en alu et en fonte. C’est la fonte que je préfère : usinage à sec. Il n’y a pas cette fichue huile de coupe, eau savonneuse pleine de champignons puants et gluants qui stagne dans les bacs au fond des machines. Il y a seulement de la poussière jusque dans le slip, et certainement les poumons.
Je suis fier, j’utilise la grande grue pour soulever les lourdes pièces. Ça balance mais ça ne tombe pas. J’ai fait rire tout l’atelier quand j’ai percé un demi-palier de bronze, diamètre intérieur 50 cm, avec une mèche de 48 mm. Tout est cassé, la mèche, le palier et même le socle en fonte. Ils sont tous venus voir le désastre. Un vieil ouvrier me montre comment j’aurais dû affûter la mèche avec un angle négatif !

J’apprends. Et le métal usiné, ça me plait. Je veux me former.
Le chef du personnel n’engage plus d’apprenti mécanicien de précision cette année 1982, il me conseille de m’adresser à l’école professionnelle. Le vice-directeur me reçoit, s’intéresse à ma situation et me recommande de contacter l’usine Mikron SA qui engage chaque année 10 apprentis.
Le chef du personnel (il ne s’appelait pas encore « directeur des ressources humaines ») est intéressé, il n’a rien contre un maitre secondaire qui cherche une reconversion. Un souci : comment pourrai-je vivre avec 480.- par mois ? Ma maman se portant garante, le contrat est signé pour une durée de 3 ans. Ma formation antérieure me permet de raccourcir la formation d’une année. Je suis dispensé de la culture générale, à moi de rattraper les connaissances professionnelles.

En avril 1982, je deviens apprenti chez Mikron .
Pendant la première année, les 10 apprentis mécaniciens de précision sont dans un atelier séparé avec deux chefs d’apprentissage. Puis chacun passe dans les divers ateliers durant trois mois.
La première semaine, on est devant l’établi, on serre l’acier 37 dans l’étau et on lime, toute la journée, sauf pendant les deux pauses de 10 minutes et les tours aux toilettes.
Mes jeunes collègues sortent tous de l’école obligatoire, ils étaient assis toute la journée. Maintenant, dès 14 heures, ils cherchent un appui sur l’établi et s’asseyent quand les chefs ont le dos tourné, pas assez souvent à leurs yeux. Le soir, ils se couchent à 19 heures. Moi ça va, j’ai 9 mois d’ESSA dans les jambes.
La mécanique, c’est physique. Préparer un alésoir au centième, ça se sent dans le poignet.
Finir le montage de 40 fraiseuses wf2 pour l’URSS en deux semaines, aussi : tendinite !
La mécanique, c’est intellectuel. Comment serrer une pièce, comment commencer le fraisage et depuis peu, au début des années 80, comment programmer une machine-outil à commande numérique. A l’atelier de formation des clients acheteurs de fraiseuses, je butte sur une programmation. Un des deux petits chefs se moque. Mais il n’y arrive pas non plus !
Le programmeur revient une semaine après : il y avait une erreur à la 2 mille et unième ligne du programme, un 0 à la place d’un 1. Du coup, pas possible de programmer 3 symétries axiales successives. Les soft (les logiciels) des quelques centaines de fraiseuses wf3 vendues sont corrigés. Le petit chef marri !
La mécanique capitaliste, c’est le temps. L’autre jour, le pique-minute est venu à l’atelier mesurer les performances des monteurs de tables de fraiseuses. Plus un mot, plus une blague, plus un sourire ou un gros mot, concentration maximale. Tous les gestes restent précis, sans hésitation. Mais ralentissement général de la cadence de montage. Le temps. C’est aussi celui que je donne, que Mikron prend. Enfermé durant plus de 8 heures chaque jour durant plus de 6 ans, je suis sorti 3 fois : deux fois pour aller chez le médecin et une fois pour acheter un outil spécial.
Tracer, pointer, percer, tourner et fraiser au centième, ça va mais limer, j’y arrive pas, même après deux ans et demi. Ouf ! Mikron prépare bien ses apprentis pour les examens finaux. 6 mois avant, retour à l’atelier des apprentis et chaque semaine, un examen pratique complet. Craintes, angoisses, voire même douleurs physiques à la nuque, au bras gauche, insomnie durant 2 mois et demi … la peur de l’échec … A trois mois de l’examen de fin d’apprentissage, le jeune chef des apprentis réussit en 10 minutes à me montrer physiquement, en me tenant les poignets et la lime, comment toucher, sentir le métal et reconnaitre si on est d’équerre, plat et au centième. La nuit même, plus de douleur. Trois mois après, le cfc. Merci chef.

A l’entretien de fin d’apprentissage, on parle avenir. Le chef du personnel veut me garder et me propose un poste de tournage – fraisage dans l’atelier de montage des tailleuses.
Les collègues ont 15-20 ans de plus que moi. Ils sont spécialisés qui en fraisage, qui en montage hydraulique, Joseph en cuisson et trempe. Les ingénieurs sont souvent avec nous, on expérimente, on cherche des solutions ensemble. J’ai la chance d’avoir un travail varié, intéressant. Je ne suis ni à la chaine ni en équipe.
Le chef du personnel me convoque dans son bureau : soit je renonce à me présenter à la commission d’entreprise, soit il me licencie. J’ai renoncé, le président de la commission ouvrière ne me soutenait pas.
Fin janvier 1985, Joseph m’appelle à la pause. A l’écart des autres, il me montre sa feuille salariale pliée et repliée pour que je ne voie que la déduction de la caisse de pension. Il demande : « Toi qui comprends un peu les choses, tu peux m’expliquer pourquoi on me retient tellement plus d’argent qu’en décembre ? » Eh oui, je pouvais ! Je lui ai demandé ce qu’il avait voté en 1972 ! Et j’ai expliqué le système de retraite, le 2e pilier.
En 6 ans d’usine, c’est la seule fois que j’ai pu discuter salaire !
En général, on préparait des tailleuses pour l’industrie automobile ou électrotechnique allemande. Un jour, sur mon établi, un plan de SIG (Neuhausen SH) : le posage pour l’usinage du filet du canon du nouveau fusil d’assaut FASS 91 de l’armée suisse ! Refuser le travail ? Saboter ?

Je suis allé 2 mois au Nicaragua en 86/87. Visiter et récolter le café. Les Nicas demandaient de réparer le tracteur, le moteur électrique du séchoir, la machine à trier le café. Ils n’entendaient que mécano dans « mécanicien de précision ». En dehors du monde développé, ma spécialité technique était inutile.

La politique

Entre 16 et 20 ans, entre 1973 et 1977 tout change pour moi.
En 1973, je commence le gymnase. Grand lecteur, j’ai plongé dans la liste des auteurs majeurs de langue française de 1500 à nos jours (1970) que nous a donnée le maitre de français. La lecture boulimique d’André Breton (Arcane 17, Nadja, le Manifeste du surréalisme et surtout le Manifeste pour un art révolutionnaire indépendant) a forcé ma curiosité et m’a poussé à élargir mon horizon. Le surréalisme, c’était non seulement la révolution artistique, mais aussi sociale (Trotsky, Lénine, la guerre d’Espagne, les procès de Moscou, le stalinisme …), c’était le poète, un temps trotskyste, Benjamin Péret, c’était aussi la psychanalyse (Freud et Reich). J’adhérai à la devise d’André Breton : « Changer la vie, a écrit Rimbaud, transformer le monde a écrit Marx, pour nous, ces deux mots d’ordre n’en font qu’un».
Au gymnase, en ce temps-là, on lisait Sartre, Nizan, Pascal et Lucien Goldmann.
Les exposés étaient à la mode. Le jeune professeur d’histoire m’a donné comme sujet « le fascisme » et une bibliographie : Léon Trotsky, « Du fascisme « préfacé par Ernest Mandel / Daniel Guérin « Sur le fascisme » / Charles Bettelheim « L’économie allemande sous le nazisme ».
L’année suivante, un demi-jour de grève des gymnasiens pour soutenir Mireille, enseignante de philosophie et français-littérature, non réélue par la commission du gymnase, à majorité de droite. Il y a eu manif en ville et comité de coordination avec les autres écoles francophones et germanophones du secondaire 2 et une forte présence de La Taupe .
J’achetais aussi La Brèche. Mis en contact avec le Comité de soldats de Neuchâtel, j’ai préparé mon entrée à l’école de recrues de Colombier (été 1977) : rédaction et distribution des tracts et des journaux de caserne, récolte de signatures pour la pétition nationale « le billet de train à 5.- pour tous les soldats ».
Mon adhésion à la Ligue n’était qu’une question de temps.
La campagne référendaire contre la police fédérale de sécurité (récolte de signatures et manifestation nationale), le meeting « mai 68, 10 ans après » avec Charles-André Udry à Bienne, les affiches toute rouges signées « IVè internationale » en soutien à la révolution iranienne en février 79 placardées dans toute la ville, et surtout la chute de Somoza en juillet 79 et la participation au Comité Nicaragua ont tout accéléré.

Le fond de l’air était rouge. Les changements semblaient possibles. Le mai-juin 68 des ouvriers et des étudiants était encore vivant dans les esprits. Le fascisme était tombé au Portugal. Le Mozambique et l’Angola étaient libérés du colonialisme. Franco vacillait en Espagne. L’impérialisme américain avait été vaincu au Vietnam. Les sandinistes construisaient une société juste et généreuse… Je partageais l’espoir que le monde pouvait changer et vite.
Je ne voulais plus seulement commenter, mais agir. Participer à un mouvement international de refonte fondamentale de la société, changer radicalement le système injuste et meurtrier par un système juste et rationnel.
Dans notre monde, deux classes sociales fondamentales s’affrontent, les possesseurs des grands moyens de production (les capitalistes) et les salariés (le prolétariat, la classe ouvrière). Seule la classe des salariés a intérêt à changer le monde. Les partis qui veulent changer le monde doivent être liés à la classe des salariés. D’où le projet mondial de prolétarisation des sections de la Quatrième Internationale. D’où ma prolétarisation.

Les 6 militants de la cellule ouvrière de Bienne travaillaient à plein temps dans l’industrie, dans 5 usines différentes. On se retrouvait 2 fois par mois en soirée, en plus des autres engagements militants.
Cette cellule peu nombreuse tentait de recueillir des informations sur la vie des boites, rédigeait parfois des tracts que d’autres militants du parti distribuaient (pour éviter la répression) et tentait d’entretenir des contacts avec des ouvriers. Distribuer des tracts ouvriers permettait d’agiter, de faire des propositions syndicales. Le contenu des tracts horlogers collait bien à la réalité syndicale. C’est un militant du parti de Genève, qui avait une audience nationale, qui les rédigeait. Malheureusement, les distributions des tracts à l’aube perdirent de leur intérêt dès la généralisation de l’horaire libre.
J’ai un peu participé à la lutte contre la fermeture de Bulova puis contre le démantèlement d’Omega. Nous rencontrions les militants du PSA et les ouvrières du PCI et des CLI . La dernière grande action de résistance ouvrière a été la grande manif horlogère de Bienne en 1982.
Le secteur des machines a aussi souffert : licenciements et fermetures d’usine se sont succédé. Notre poids était très très faible : quand la fabrique de machines Hauser a fermé, on avait deux contacts ! quand la fabrique de machines Tornos à Moutier licenciait : on réunissait 2-3 vieux ouvriers sympathisants dans un comité de défense … On avait un militant à la fonderie Boillat à Reconvilier.
Et rien ailleurs. Trop peu de militants, trop peu de contacts.
En cellule ouvrière, on ne discutait presque pas de mon travail, des contacts que je tentais de nouer. Un, deux tracts nationaux du PSO ont été distribués en 5 ans, pas un seul journal d’usine. L’activité syndicale à l’usine était très faible. Je n’ai souvenir d’aucune assemblée syndicale des ouvriers de la Mikron, seule la commission ouvrière se réunissait ! C’était la seule porte d’entrée dans le syndicalisme d’usine.
Par chance, le secrétaire FTMH Dario Marioli était favorable à plus d’activités de la FTMH. Nous avons réactivé le groupe apprentis et organisé le soutien aux devoirs des apprentis chaque jeudi pendant 3 ans. Certains jeudis nous étions une trentaine.

Le militantisme ouvrier aurait dû être ma préoccupation principale. Pourquoi cela n’a-t-il pas été le cas ?
Parce que je n’avais pas de plan, aucun projet précis, aucun objectif. J’aurais dû procéder par étapes : embauche, création d’un réseau de quelques syndicalistes et ouvriers non syndiqués dans la majorité des ateliers, prise de parole aux assemblées ouvrières de l’usine, être élu à la commission ouvrière, rédaction d’un journal d’entreprise, des tracts signés « un groupe d’ouvriers de l’usine Mikron », devenir délégué à l’assemblée de la FTMH de la ville, du canton … Il aurait fallu être plusieurs en même temps dans l’usine.
Je n’avais jamais ni élaboré, ni discuté de ce que je ferais en usine. A 24 ans, après mes années d’études, je n’y connaissais rien, absolument rien. A quoi sert le syndicat ? qu’est-ce que la commission ouvrière, l’assemblée des délégués, quand et combien de fois par année se réunissent-ils, qu’est-ce que prime, quels problèmes précis sont traités par les avocats conseils, comment faire des propositions de résolution, où et quand prendre la parole, quels sujets aborder … Les deux ou trois rencontres nationales des cellules ouvrières du parti ne m’ont pas aidé : les discussions traitaient du niveau national, moi je peinais au niveau local.
En fait, je n’avais pas du tout compris que le militantisme syndical se forgeait sur de longues années, voire des décennies. J’en étais encore à : on râle à plusieurs, on s’organise en comité, on écrit un tract, on ameute la presse, on organise éventuellement une manif dans les rues.

Le secteur des machines, majoritairement suisse allemand et italien, était dominé par la FTMH, un puissant syndicat avec beaucoup de membres éduqués « paix du travail », avec des cadres ouvriers d’usine, en place depuis de longues années, éduqués « paix du travail ». Difficile de se faire une place tout seul sur une autre ligne syndicale, une ligne « lutte de classes ». Grâce à Dario, j’ai été une fois délégué au congrès FTMH pour le renouvellement de la CCT avec l’ASM .
De plus, les rythmes syndicaux sont très lents et les mobilisations ouvrières peu fréquentes. Dès les années 1980, le Capital gagnait, et gagne encore, la lutte idéologique : les salariés, en Suisse en tout cas, ont perdu la conscience d’être une force sociale, de former une classe sociale, ils sont soumis à l’idéologie capitaliste de l’individualisme et de la consommation.
Le tournant politique de la prolétarisation a débuté alors que le cycle des luttes ouvrières en Suisse et en Europe refluait, était terminé.

Après l’euphorie du début, je me suis senti bien seul, vraiment seul, sans soutien politique. Mon emploi en usine devenait alimentaire ; je militais ailleurs.

Bref, peu de syndicalisme ouvrier, un peu de comité de soldats lors de mes cours de répétition, de la solidarité internationale (Nicaragua, Solidarnosc, grève des mineurs gallois), et beaucoup de mouvement pour la paix, comité de soutien du Jura bernois à l’initiative fédérale « La preuve par l’acte » et surtout le GssA .

Le militantisme a occupé tout mon temps libre. C’était un choix de vie à un moment donné. Je n’ai renoncé à rien. Militer, c’était lire, discuter, voyager, vendre le journal, débattre, écrire des tracts, les distribuer, coller des affiches, mettre en page … Les séances étaient certes longues (et enfumées !) mais passionnantes. Les collages la nuit étaient palpitants.
Je me suis investi totalement, sans surcharge ni fatigue.
En avril 1987, j’aurai pu être engagé à la CEO. J’étais le favori de la FTMH et avais donc de grandes chances d’être choisi par le comité de l’USS. Je me suis senti, heureusement, incapable d’assumer ce poste et donc clairement saboté lors de l’audition. Quand un membre du comité directeur de l’USS m’a demandé quelle devait être la priorité politique des syndicats, j’ai répondu « soutenir l’initiative pour une Suisse sans armée », et ajouté : « Nous devrions aller tenir notre séance à l’extérieur, auprès des jeunes Zafaraya qui squattent un terrain proche d’ici, et sont menacés d’expulsion par la police. »
Ce jour-là, j’en ai fini avec la prolétarisation, avec l’engagement militant.

Bilan subjectif

Rétrospectivement, la prolétarisation est une erreur politique organisationnelle du parti. Comment avoir eu l’idée, l’espoir, que 200-300 militants quittent leur travail, leurs études et se prolétarisent ? Il y a eu beaucoup d’aveuglement, d’illusion et de non-dits.
Pendant quelques temps, on ne parlait que du tournant vers l’industrie. Ce n’était pas très bon humainement, émotionnellement pour les militant.e.s qui n’envisageaient pas la prolétarisation. Politiquement, c’était erroné. Il n’est pas possible de changer le cours de la lutte des classes en envoyant quelques dizaines ou centaines de militant.e.s agiter dans les usines, les hôpitaux. C’était une illusion. Et en plus, en faire un tournant mondial !
Toutefois, le tournant vers la classe ouvrière a obligé toute une génération militante très active à chercher systématiquement le contact avec les militant.e.s ouvrier.e.s, à apprécier les préoccupations de la classe ouvrière travaillant en Suisse. Le tournant a fourni nombre de militants et de cadres issus de la Ligue et du PSO aux appareils professionnels des syndicats.

Bienne n’est pas Sochaux, Flins ou Sartrouville. Il n’y a pas de concentration ouvrière pareille. Il est rétrospectivement ridiculement naïf d’avoir voulu imiter, singer les maos français des années 60.

En ce début de 21ème siècle, la marche triomphante du Capital a balayé les résistances ouvrières. L’extension du capital et de la marchandisation généralisée s’étend à tous les domaines du monde et de la vie.
Pourtant, les catégories marxistes, maintenant éco-socialistes, les concepts de lutte de classe, de loi de la valeur, de développement inégal et combiné restent des outils pertinents pour analyser le monde. La notion d’avant-garde me parait lexicalement prétentieuse et dépassée, même si effectivement, il y a des personnes plus conscientes que d’autres, moins abruties par l’idéologie dominante. La notion de parti est-elle encore pertinente pour regrouper tous ces militant.e.s conscient.e.s des divers « secteurs » actuels des luttes ? Un parti, un mouvement, une fédération … ou je ne sais quoi sera toujours nécessaire pour regrouper les militant.e.s. Pour preuve, l’adversaire capitaliste est organisé en partis !

Pour moi par contre, la prolétarisation arrivait au bon moment. Jeune de 22 ans, déjà formé professionnellement, libre de toutes contraintes familiales et économiques, j’ai pu me lancer dans mon aventure individuelle ; grâce, je ne le cache pas, au soutien financier de ma maman.
Mes années militantes ne furent pas une parenthèse dans ma vie. Ce sont mes années essentielles, exaltantes. Même si ma prolétarisation ne fut finalement pas mon projet de vie.
La Ligue, le PSO était une école formidable de formation intellectuelle, d’apprentissage de l’organisation matérielle, technique …
Mes années militantes m’ont ouvert au monde : sans le parti, sans son internationalisme, je n’aurais jamais rencontré tous ces militant.e.s d’autres régions, d’autres pays, d’autres combats : Nicaragua, Mexique, Catalogne, France, Pays de Galles, Pologne.
Ma prolétarisation fut un échec politique pour le parti : le parti n’a rien pu capitaliser de mon expérience. Mais ce fut une réussite personnelle :
– j’ai vécu manœuvre, apprenti et ouvrier qualifié, donc plus en intello
– j’ai appris, en trois ans d’apprentissage, le métier de mécanicien de précision, j’ai découvert des matériaux inconnus
– je suis « entré » dans des endroits particulièrement difficiles d’accès (en Suisse) : les usines
Et finalement, la prolétarisation m’a servi professionnellement : j’ai facilement retrouvé du travail dans l’enseignement. A l’école professionnelle, les commissions d’école trouvaient mon parcours original (bon, je ne leur parlais pas de « prolétarisation » ni de LMR ou PSO !)

 

 

 

Benoit Chaland
La Ligue marxiste révolutionnaire en suisse romande (1969 – 1980)
éd. Academic Press Fribourg 2000

Jacqueline Heinen
1968… des années d’espoirs Regards sur la Ligue marxiste révolutionnaire/Parti socialiste ouvrier
éd. Antipodes 2018

Fonds de témoignages LMR-RML

Vous trouverez ci-dessous le lien vers une banque de données englobant plus d’une centaine de questionnaires renvoyés par d’anciennes et d’anciens militant(e)s de la Ligue marxiste révolutionnaire devenu ensuite Parti socialiste ouvrier (LMR-PSO) – Revolutionäre marxistische Liga, weiter Schweizerische Arbeiterpartei (RML-SAP). Ces questionnaires retracent les origines de ces militant(e)s, leurs expériences de la période « LMR -PSO », leurs parcours ultérieurs ainsi que leur regard rétrospectif sur ce long engagement – parfois plus de vingt ans – au coeur d’une période historique mouvementée tant au niveau international (Chili, Portugal, Espagne, Vietnam, Pologne, Nicaragua) qu’helvétique (crise du Parti du Travail, décriminalisation de l’avortement, grèves avec occupation, lutte contre les centrales nucléaires, contre la xénophobie, initiative 40 heures, etc.)
Un petit collectif d’ancien(ne)s militant(e)s de cette organisation, active de 1969 à 1988 environ, a décidé en 2015 de lancer un questionnaire auprès de quelque 600 anciens membres suisses alémaniques, romands, tessinois et grisons, dont ils ont pu retrouver la trace. Ce travail s’est effectué avec l’appui financier de l’Institut d’études politiques, historiques et internationales (IEPHI) de l’Université de Lausanne et l’AEHMO a eu l’amabilité d’offrir son hospitalité à cette base de données.

lien vers Chronologie LMR/PSO 1967-1991

lien internet : https://aehmo.org/fonds-archives/fonds-de-temoignages-lmr-rml/

Pour aller plus loin
(tu peux lire toutes les œuvres de chacun des auteurs ci-dessous ; je conseille les livres indiqués sous le nom de l’auteur)

Karl Marx
– Le manifeste du parti communiste (1847)
– Le Capital (1867)
Léon Trotsky
– Histoire de la révolution russe (1930)
– Ma vie (1930)
– La révolution trahie (1936)
Ernest Mandel
– Introduction au marxisme (1975)
– Traité d’économie marxiste (1962)
Michel Husson (voir hussonnet.org)
Alain Bihr
Eric Toussaint
Paul Bairoch
– Victoires et déboires : histoire économique et sociale du monde du XVIe siècle à nos jours (1997)
Bertel Ollmann
– La dialectique mise en œuvre (2005)
Michael Heinrich
– Comment lire Le Capital de Marx ? Livre 1 – chapitres 1 & 2 (2021)
– Critique de l’économie politique – Une introduction aux trois Livres du Capital de Marx (2021)

« Transformer le monde a dit Marx. Changer la vie a dit Rimbaud. Pour nous, ces deux mots d’ordre n’en font qu’un. »
André Breton, 1935

« Dans ma jeunesse, je luttais pour une société juste avec la conviction que si ma génération n’y parvenait pas, les générations futures s’en chargeraient. Aujourd’hui, je dois constater que je me suis trompé : il n’y aura pas de générations futures si nous ne parvenons pas à renverser ce système destructeur. Je luttais auparavant pour une société juste, aujourd’hui je lutte fondamentalement pour la survie de l’humanité. »
Hugo Blanco, 2010

 

 

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André Hofer