Les années 70-80, c’était un autre temps. La Guerre froide, la lutte dans les 3 secteurs de la révolution : anti-capitalisme (luttes ouvrières et politiques dans les pays capitalistes), anti-bureaucratisme et anti-stalinisme (en URSS, en Chine, dans les pays de l’Est, à Prague, les dissidents russes), anti-impérialisme (Tiers-monde, Vietnam, Amérique latine…). Cette complexité conflictuelle permettait pourtant d’imaginer, de viser un monde autre, solidaire, juste et pacifique. Pour la plupart d’entre nous, l’engagement ne tenait pas à une référence théorique ou historique mais à une recherche pratique concrète visant à créer un monde plus juste, plus égalitaire.
La LMR/RML est née fin 1972 à Bienne. Nous avions 16-28 ans au démarrage de la Ligue (72-75). Nous étions tous jeunes. Pleins d’utopies. Nous n’avions aucune envie de prendre des fonctions dans la société ni au niveau politique ni économique. Aucune recherche ni ambition carriériste. L’objectif de justice sociale était vital, encourageant, entraînant, et le moteur de l’adhésion à la LMR pour la plupart d’entre nous, quel que soit le terrain d’activité que chacun.e privilégiait.
Les membres de la LMR militent beaucoup, pour le parti lui-même, et dans les mouvements sociaux, politiques, associatifs et syndicaux. La LMR est ainsi associée à de multiples comités unitaires et mouvements sociaux et associatifs.
La période couverte par ce travail de mémoire collective concerne la LMR/RML, et en continuité dès 1980, le PSO/SAP, un changement de nom mais une organisation basée sur les mêmes principes.
En tant que parti, la LMR prend position sur les questions politiques, économiques, sociétales, par des communiqués de presse, des conférences de presse, des tracts, des manifestations, des collages d’affiches et des peintures de slogans. Le plus souvent, il s’agit de campagnes nationales : contre le système des 3 piliers, contre le 2e pilier (1972), en solidarité avec les grévistes de LIP (1973), contre le putsch au Chili (1973), pour les 40 heures (1976), contre la police fédérale de sécurité (1977), pour l’abolition du statut de saisonnier « Être solidaire » (1981), en solidarité avec la Révolution nicaraguayenne ou avec Solidarnosc (1981), et pour toutes les campagnes liées aux droits des femmes (Avortement 1977, Egalité 1981, Maternité 1984).
Les militant.es de la LMR, des membres hyperactifs dans les comités et mouvements
Outre l’activité dans les syndicats, les membres de la LMR militent dans des comités. Ils et elles mènent campagne avec des militant∙es d’autres partis ou courants politiques, de gauche principalement.
Leur/L’objectif est de créer la plus grande unité à la base de la gauche, visant l’auto-organisation.
Au niveau local, cantonal, national, les militant∙es de la LMR se réunissent en groupes de travail et de réflexion pour préparer les séances, les campagnes, pour analyser la situation, évaluer les positions à défendre, proposer des actions à mener. Cette préparation en amont, cette coordination, donne beaucoup de compétences aux militant∙es de la Ligue et entraine donc des responsabilités (porte-parole, rédaction de communiqués, de tracts, organisation de meetings, conférences …).
Certain∙es accusent la LMR de « noyautage », alors que d’autres apprécient le soutien reçu, les supports matériels et techniques, les compétences mises à disposition.
Les militant∙es de la Ligue ont participé, animé beaucoup de comités biennois : comité Chili (1973-1974), comité des chômeurs (1975-1977), comité contre la PFS (1977), comité Amérique centrale/Nicaragua (depuis 1979), comité contre les missiles nucléaires US en Europe (1982), GSsA (1984-1990), ainsi que les comités pour le droit à l’avortement, pour la protection de la maternité, pour les droits égaux, ou encore pour la défense de l’emploi.
Assemblée générale
Au niveau local, l’assemblée générale (AG) regroupe tous les membres 1 à 2 fois par mois. Nous sommes une trentaine de personnes actives et comptons de nombreux sympathisant∙es dans les divers domaines.
La politique locale, nationale et internationale est analysée. La situation économique également. Les opinions sont exprimées, des lignes directrices définies, des résolutions sont votées, des actions sont planifiées. Des textes de débats circulent.
Cellules
Les membres d’un secteur se regroupent en une petite structure, la cellule qui se réunit aussi 1 à 2 fois par mois. Les cellules sont organisées autour d’un thème d’intervention : la cellule ouvrière, la cellule hôpital, la cellule enseignement, la cellule femmes, la cellule jeunes, la cellule anti-nucléaire, la cellule Amérique centrale. Par exemple, la cellule ouvrière analyse les menaces de licenciements, les positions des syndicats, les intérêts des travailleur∙euses. Elle rédige des tracts informant des négociations en cours et posant des revendications pour la défense des emplois. Elle a particulièrement œuvré lors des crises de Bulova (Neuchatel 76, Bienne 82), et du débat sur le travail de nuit des femmes.
à Voir le texte Luttes dans le monde du travail.
Direction de ville
La direction de ville (DV) est élue par l’AG. Ses 3 à 5 membres se retrouvent une fois par semaine, pour régler les affaires courantes, urgentes, et pour planifier les diverses séances et les ordres du jour de l’AG.
Des groupes de travail temporaires et hors des thèmes des cellules sont parfois organisés.
Des cycles de cours de formation pour les militant∙es et sympathisant∙es sont organisés plusieurs fois l’an. Ils sont animés par des camarades locaux ou spécialistes invité.es. On peut y traiter la révolution permanente selon Trotsky ou l’anticipation du féminisme selon Rosa Luxembourg, les technologies reproductives ou l’histoire des mouvements pour la paix.
Congrès national, comité central, bureau politique
Au niveau national, l’organe suprême est le congrès qui tient ses assises tous les deux ans. Avant chaque congrès, les membres débattent le programme du parti, proposent des motions, peuvent former des groupes d’opinion (= des tendances). Les délégués au congrès sont élus par 5 à 10 membres, et représentent toutes les villes de Suisse. Le congrès national débat et fixe la ligne politique, le programme du parti, les campagnes nationales et nomme le comité central (= CC, une trentaine de membres) et le bureau politique (= BP, 5 à 7 personnes).
Le CC se réunit 4 à 5 fois l’an. Il précise, actualise la ligne politique et prépare le congrès suivant.
Le BP se réunit une fois par semaine et règle les affaires courantes : il organise la vie publique et interne du parti au niveau national.
Des cours nationaux de formation interne sont organisés plusieurs fois l’an, mêlant ainsi les membres des diverses régions et actifs dans tous les domaines.
Quelques militant∙es s’engagent comme permanent∙es, et deviennent salarié∙es du parti. Ce sont quelques membres du BP, quelques secrétaires dans quelques grandes villes, deux responsables des thèmes essentiels (femmes et ouvriers) et les rédacteurs de la presse du parti.
Le parti publie un journal bi-mensuel en 3 langues de 12 à 16 pages la Brèche / Bresche / Rosso de 1969 à 1991.
La plupart des militant∙es LMR considèrent la Ligue comme une « école de formation ». Formation théorique/historique par des cours de formation politique créés par la LMR et le Cercle féministe socialiste (pensée critique et marxiste du féminisme), cours ouverts aux non-membres. Et en pratique, de multiples apports par l’apprentissage d’outils d’analyse et des méthodes de communication (rédaction d’articles, de tracts, organisation de conférences et débats, de manifestations, de conférences de presse, interviews, porte-parole à la TV et à la radio…).
Ces différentes activités fournissent de nombreux savoir-faire sociaux à travers les expériences de travail collectif. Aux côtés des mouvements sociaux, la LMR joue également un rôle rassembleur autour de thèmes d’actualité, au fil des événements du moment. La variété des thèmes est large, elle touche le soutien aux luttes ouvrières, la compréhension des dangers de l’énergie nucléaire ou de l’amiante, le soutien aux dissidents des pays de l’Est, la solidarité contre les dictatures latino-américaines, espagnole ou portugaise, ou encore les luttes de libération (Vietnam), ainsi que les débats sur les origines de l’oppression de genre combinées aux rapports de classe et aux luttes anti-impérialistes, développent une vaste culture générale, d’analyse politique et économique.
Les boycotteuses contestent le fait que seules les filles soient astreintes aux cours de cuisine. Elles organisent un mouvement autonome réunissant des gymnasiennes et boycottent les cours de casseroles. Elles reçoivent de la LMR des appuis à leurs activités et des impulsions pour permettre une campagne plus large et plus publique (des savoir-faire tels que contacts avec la presse, rédaction de communiqués de presse, organisation de manifestation, organisation de comité de soutien…).
La LMR en outre appuie le mouvement par les interventions au parlement biennois par son élue Sylviane Zulauf et dans le comité de soutien avec une porte-parole de la LMR. La LMR joue donc le rôle d’amplificateur du mouvement. Elle favorise ainsi l’extension du mouvement hors des frontières Bienne et du canton de Berne.
40 ans après, Danièle Rigo-Tosato relève le rôle de l’extrême-gauche, en particulier de la LMR, dans la revue Intervalles no 119 (2021) :
« Nous voulions que le monde change et ces cours, c’était comme le perpétuer, arrimer la société sur le rôle de la femme qui assurerait la paix au foyer … »
« Il y a un lien entre cet acte individuel et un moment où, à Bienne il y avait une effervescence de débats, avec une extrême-gauche très présente…Nous étions en outre quelques gymnasiennes à suivre des cours de formation de la Ligue marxiste révolutionnaire, sans pour autant prendre une carte de parti. Ce qu’on nous proposait était une explication sur le monde, explication dont nous étions avides. Nous voulions être nourries de vraies réflexions sur le pourquoi du comment. »
« Nous avons été soutenues par des partis politiques et des associations féministes, et notre mouvement s’est inscrit dans des formes que nous n’aurions pas trouvées toutes seules. »
« Notre première action collective a été de rédiger un communiqué de presse. Nous ne savions pas comment faire et on nous a aidées. C’est évidemment un parti de gauche qui nous a soutenues, mais nous on le voulait ce communiqué de presse. On était de cette génération qui voulait montrer que la situation des femmes n’était pas une affaire privée. Nous avions cette volonté de porter dans la rue la question de l’égalité hommes-femmes. » pp. 80-81.
Plusieurs boycotteuses sont membres actives de La Taupe et/ou de la LMR, ou sympathisantes.
On le voit, la LMR a créé des espaces de conscientisation. Par le militantisme de ses membres dans les divers comités, mouvements, par les activités formatrices, la LMR a suscité des réflexions et accompagné des activités concrètes dans la vie sociale, en favorisant le rôle public de ces activités, voire leur rôle politique.
De nombreux membres de la LMR, victimes d’interdiction professionnelle (voir les fiches de la police fédérale et l’article sur la répression), ont pu trouver un emploi salarié dans des organisations et même des institutions officielles orientées vers un changement de société. Tout en conservant leurs opinions, ces personnes continuaient à défendre des causes dans le champ institutionnel en tant que professionnelles. De militant∙es, réalisant un travail gratuit mais néanmoins qualifié, ils et elles deviennent des salarié∙es oeuvrant au changement social.
Ce déplacement du militantisme « gratuit » vers la professionnalisation des compétences touche des secteurs professionnels tels que la migration, le syndicalisme, l’égalité des droits entre femmes et hommes, l’écologie, voire des institutions étatiques ou des ONG ainsi que l’enseignement y compris universitaire.
Quatre exemples biennois :
Ou encore en 1993, à l’initiative de féministes, la création de Frauenhaus contre les violences conjugales et pour l’accueil des victimes, .
L’adhésion à la LMR implique un militantisme exigeant
Le fonctionnement a été marqué par une très grande autodiscipline. Les diverses formes de pression à s’engager encore et toujours plus sont acceptées et intégrées dans les choix individuels. On ressentait une impatience et une urgence à changer le monde. On pensait ce changement imminent. On ne comptait pas son temps ni son énergie.
Le rythme intense des réunions, associé à un grand activisme en public avec les distributions de tracts, les ventes de journaux, les réunions, n’aurait pas été possible sans cela. Les candidat∙es à l’adhésion au RML/LMR étaient convaincu∙es de la nécessité d’un parti d’avant-garde pour la révolution socialiste.
L’objectif politique était la nationalisation/socialisation des grands moyens de production, associée à une démocratie par l’organisation de conseils autogérés, et non la conquête de fonctions dans la démocratie bourgeoise.
Les activités militantes (dans les entreprises, les écoles, les quartiers ou les mouvements anti-nucléaire, pacifiste, le mouvement des femmes ou les comités des soldats) devaient favoriser le développement d’une telle conscience.
Nous étions persuadé.es que la démocratie à la base était l’espoir d’un autre monde : les personnes dans les quartiers, les ouvriers dans les usines, les femmes dans et hors de leurs familles et au travail, les étudiant∙es et gymnasien∙nes dans leurs écoles devaient prendre leur vie quotidienne, leur destin en main. Nous étions pour l’autogestion, le contrôle ouvrier et non pas pour la participation, c’est-à-dire la collaboration (co-gestion/Mitbestimmung selon les syndicats et le PS).
Nous établissions de nombreux contacts avec les personnes critiques ou intéressées par nos propositions. Ces personnes nous parlaient de leurs soucis, des opinions présentes, des relations au travail, du rôle des syndicats dans les entreprises. Les militant∙es de la Ligue allaient manger et prendre le café avec les ouvriers à la cantine de la General Motors où nous y avions des amis, ou participaient aux activités culturelles des Colonies libres italiennes CLI dans leur local de la rue de la gare.
L’appartenance à la LMR influence beaucoup les modes de vie des militant∙es, entremêlant largement vie privée, vie sociale et politique. Relevons en particulier :
En contre-point, il faut relever que les militant∙es de la LMR apprennent aussi à se libérer des travers d’un fonctionnement trop souvent pyramidal, à dominante intellectuelle et masculine (relations interpersonnelles femmes/hommes inégales), des attitudes de « donneur de leçon » à l’interne comme à l’externe, frisant l’arrogance. Parfois, certain∙es quittent les rangs de la LMR pour ces raisons.
La grande autodiscipline et la conviction comprenaient également des cotisations de membres qui pouvaient atteindre jusqu’au quart du revenu.
Nous étions confronté∙es aux staliniens défenseurs de l’URSS, aux maoïstes défenseurs de la Révolution chinoise, aux courants violents (Rote Armee Fraktion, Brigades rouges), mais nous ne pouvions pas accepter leurs principes ni leurs modes d’action. D’où leurs accusations de sectarisme à notre encontre.
On n’était pas légalistes, mais on connaissait les lois. Nous n’étions pas impliqué.es dans des actions de violence. Au contraire, la LMR organisait les services d’ordre pour éviter les violences et débordements lors des manifestations. Seules quelques atteintes mineures à la propriété privée ou publique par les collages d’affiches et les peintures de slogans peuvent nous être attribuées.
Le choix politique de la IVe Internationale du « Tournant vers la prolétarisation » – tout comme l’ont fait d’autres courants d’extrême-gauche tels que les maoïstes et Lotta Continua par exemple – a marqué de nombreux∙ses camarades qui ont accepté leur déplacement vers les entreprises. Ce choix exigeait des personnes un énorme volontarisme, l’abandon de leurs études ou engagements professionnels, pour une vie d’ouvrier (voir témoignage d’André et vidéos de Flavio et Carmelo). Le bilan d’une telle orientation globale de la LMR n’a jamais été l’objet d’une analyse collective, même si l’échec a été avéré au regard des intentions visées. De manière générale, l’activisme pour la construction d’un parti d’avant-garde et d’organisations de masse (syndicats, organisations de femmes et de jeunes) n’a pas laissé de temps pour des analyses rétrospectives et critiques. Cette « culture d’organisation » a finalement démontré ses faiblesses lors de la dissolution – ou plutôt évaporation – des RML/LMR et PSO/SAP.
La guerre froide était aussi une période de flicage généralisé.
Chacun∙e d’entre nous en a découvert l’ampleur en 1989 lors de la révélation du fichage en Suisse. Nous le savions déjà par expérience personnelle pour certain∙es (voir les difficultés pour trouver du travail pour les membres connus ou leurs conjointes, les interdictions professionnelles de Marie-Thé, Fritz, Mireille attestées dans les fiches de police), par les écoutes téléphoniques évidentes, ou à l’échelle nationale par la découverte des micros-espions posés par la police vaudoise dans la salle du congrès national de la Ligue à Epalinges VD en 1972.
Lire les détails dans le texte de Jean-Michel Dolivo sur la répression.
Nous nous savions observés et écoutés. Chacun∙e avait un pseudonyme. Nous allions parfois téléphoner depuis des cabines anonymes pour certaines décisions. Nous avons même organisé quelques réunions dans le parc du Palais des congrès pour ne pas risquer d’être écoutés. Les Fiches de la police fédérale (demandées en 1991) par les militant∙es LMR attestent de la surveillance étroite de nos déplacements, de nos appartements, de nos voitures, et de plusieurs vols de documents. Nous nous réunissions dans un local propre à la LMR.
L’engagement à la LMR a constitué pour des dizaines de Biennois et Biennoises, une étape forte de nos vies, une école pratique et théorique pour affronter les situations sociales, politiques, économiques mais aussi pour apprendre à réfléchir aux enjeux de société, aux points de vue philosophiques, et pour apprendre à prendre position et à agir en conséquence. Passer de l’indignation à l’action pour changer le monde. Certes, le monde n’a pas changé, mais sur de nombreux plans nous avons pu vivre des espoirs, contribuer à des espaces d’émancipation et résister aux pressions déshumanisantes.
Marie-Thé Sautebin
En collaboration avec André Hofer, Jean-Michel Dolivo, Fritz Freuler