Regard d’Anne-Valérie Zuber sur la réalisation des interviews vidéo

Au printemps 2024 le tournage des entretiens pour le projet « Mémoire de la LMR/PSO Bienne » m’a donné la sensation d’un véritable plongeon. Au fil des interviews, j’ai été immergée dans l’effervescence militante du début des années 1970 et 1980 grâce aux souvenirs partagés par onze ancien∙nes membres et sympathisant∙es de la LMR/PSO. Leur histoire demande de se remémorer la Bienne d’il y a cinquante ans, ville industrielle horlogère, frappée de plein fouet par une crise économique aux conséquences sociales et démographiques désastreuses (Gaffino et Kästli, 2013 : 936). Les souvenirs évoqués remontent aux années de jeunesse des témoins, puisque la moyenne d’âge au sein du groupe LMR/PSO biennois était d’à peine 20 ans au milieu des années 1970. Ils reflètent aussi un contexte de luttes internationales. Des mouvements comme ceux des ouvriers de LIP, des sandinistes au Nicaragua ou des mineurs gallois nourrissaient leurs espoirs et renforçaient leurs convictions. Pour les membres de la LMR/PSO, c’était la nécessité de lutter pour une transformation en profondeur d’une société impérialiste, capitaliste et patriarcale injuste qui a été le moteur de l’engagement et qui entre en résonnance avec de nouvelles générations de militant∙es aujourd’hui. Les 25 capsules vidéo permettent de porter un regard intime sur ce que cet engagement a signifié pour chacun∙e des participant∙es.

Fondée à Lausanne en 1969 d’une rupture avec le PdT/POP, la LMR a toujours eu un fort degré d’organisation, de sorte à travailler efficacement dans la poursuite de ses buts politiques (Challand 2000, Jeanneret 2002, Federer et. Al. 2018). C’est d’ailleurs une décision stratégique qui a donné lieu à la création de la section biennoise : « la région ouvrière était importante pour le projet de la LMR » rappelle Jean-Michel Dolivo, « nous souhaitions que les travailleurs, hommes et femmes, s’organisent et soient le levier pour un changement social ». À partir du noyau d’origine (Jean-Michel Dolivo, Marie-Thérèse et Paul Sautebin), un groupe bilingue d’une vingtaine de personnes s’est rapidement formé, rassemblant notamment plusieurs gymnasien∙nes (voir p.ex. l’entretien avec François Contini). Être invitée par un groupe d’ancien∙nes de la LMR/PSO à participer à un projet de création de mémoire(s), alors même que je mène des recherches sur les mouvements sociaux dans la région a été pour moi une véritable chance. J’ai eu l’occasion de voir à l’œuvre une faculté d’organisation et une efficacité d’action encore intacte chez les participant∙es. S’il y a bien une chose que chacun∙e retient de « la Ligue », c’est l’effet formateur de ces années, la rigueur intellectuelle des analyses et la capacité de transformation des idées en actions concrètes : « elle permettait la synthèse [entre] une pensée et [une] action politique cohérente » (Marie-Thèse Sautebin).

Bien qu’en minorité numérique au sein de la gauche biennoise, la LMR/PSO a laissé une empreinte déterminante dans la vie politique locale sur des sujets dont bon nombre sont encore d’actualité aujourd’hui : pour la défense des travailleur∙euses, pour l’égalité et les droits reproductifs, contre le nucléaire, etc. Cela n’a été possible qu’au prix d’un travail sans relâche de ses membres. La « semaine type » décrite par Fritz Freuler, conjuguée à la prudence qu’exigeait la menace de la répression permettent de prendre la mesure des proportions de cet engagement. Tractages, collages, conférences, manifestations, week-ends de formation, et même travail parlementaire – les membres de la LMR/PSO ont multiplié les modes d’action. La documentation rassemblée sur ce site en témoigne largement. Certaines dimensions restaient toutefois difficiles à transmettre par le papier et le scanner : Comment s’organisait concrètement la lutte, au quotidien, au sein de la LMR/PSO à Bienne ? Quelles ont été les expériences personnelles faites en son sein par ses membres ? Quelles continuités voient-elles et ils par rapport à la LMR/PSO dans leur parcours ?

Pour apporter ces éclairages, le groupe de travail du projet « Mémoire de la LMR/PSO Bienne » s’est lancé dans la réalisation d’interviews avec la force créatrice qui le caractérise. Sans expérience préalable, le matériel a été organisé et les témoins convoqués. Chacun∙e a accepté d’être interviewé∙e autour d’une thématique spécifique en lien avec ses activités, de sorte à offrir une palette représentative de activités de la LMR/PSO biennoise (p.ex. prolétarisation, féminisme, anti-militarisme, migration). Les entretiens face caméra ont duré entre 30 et 60min et ont été menés sur une période courte mais intense de trois demi-journées. C’est à ce stade que j’ai été mandatée pour mener ces entretiens et formuler la grille de questions qui a servi de guide pendant les interviews. Dans cette tâche, j’ai essayé autant que possible d’orienter les intervenantes sur leur expérience vécue au sein de la LMR, avec en tête cet objectif propre à l’histoire orale qui est de produire un juste équilibre entre information et réflexion personnelle sur un sujet (Ambrams 2016 : 11). Une mission pas toujours aisée face à des participant∙es rompus à l’exercice d’explication ! Cette approche nous a mené∙es sur des sujets encore peu abordés dans l’histoire de l’extrême-gauche helvétique de cette période, comme l’expérience de la prolétarisation (André Hofer, Roland Sidler, Flavio Milanesi, Carmelo Catalfamo), la participation de jeunes issus de l’immigration italienne (Flavio Milanesi, Carmelo Catalfamo), ou encore les liens entre les luttes féministes autonomes et les femmes organisées dans la LMR/PSO (Marie-Thérèse Sautebin, Ariane Tonon) ou sympathisante (Caroline Strasser). Bienne ayant été la première municipalité avec une élue LMR/PSO (Sylviane Zulauf, puis ont été élu∙es LMR/PSO à Bienne ou au canton Fritz Freuler, Marie-Thérèse Sautebin, Roland Sidler et François Contini). La transposition des ambitions révolutionnaires au parlement a donc été un des sujets marquants de ces échanges. Des éclats de complicité encore bien vivaces restitués à l’écran rendent également palpable la dimension émotionnelle de l’engagement. Ces liens, même s’ils semblent parfois anecdotiques face au sérieux des analyses politiques, sont un moteur tout aussi nécessaire à la lutte.

Montées par Emna Baklouti avec l’appui d’André Hofer, les 25 capsules vidéo qui résultent de ces après-midis denses en échanges et en expérimentations (interviews à deux, bilingues, etc.) feront sans doute émerger de nouveaux questionnements quant aux trajectoires militantes et à l’engagement trotskyste en Suisse, notamment sur la teneur des désaccords et des ruptures de certain∙es militant∙es. Pour ma part, je reste touchée par la confiance qui m’a été accordée dans ce projet. Qu’elles et ils en soient chaleureusement remerciés.

 

  • Anne-Valérie Zuber, 14.11.2024, Glagsow.
Visionner les interviews
Bibliographie et sources
AEHMO, Fonds de témoignages LMR-RML, en ligne : https://aehmo.org/fonds-archives/fonds-de-temoignages-lmr-rml/
Abrams Lynn, Oral history theory, Second edition, London, Routledge, 2016.
Challand Benoît, La Ligue marxiste révolutionnaire en Suisse romande (1969-1980), 2000.
Federer et. Al., « Archive des Aktivismus: Schweizer Trotzkist*innen im Kalten Krieg », Æther – Vol 2, 2018.
Federer Lucas, Zwischen Internationalismus und Sachpolitik: Die trotzkistische Bewegung in der Schweiz, 1945-1968, Bielefeld, transcript Verlag, 2022.
Heinen Jacqueline, 1968 … des années d’espoirs: regards sur la Ligue marxiste révolutionnaire/Parti socialiste ouvrier, Lausanne, Éditions Antipodes, 2018.
Jeanneret Pierre, Popistes: histoire du Parti ouvrier et populaire vaudois, 1943-2001, Editions d’en bas, 2002.
Kästli Tobias et Gaffino David, Histoire de Bienne. Quatrième partie. De la Première Guerre mondiale à nos jours (1914 – 2012), éd. par Gaffino David et Lindegger Reto, vol. II, Hier+Jetzt, 2013.
Zuber Anne-Valérie, « L’Arc jurassien, un terrain d’émancipation pour les femmes ? Trajectoires militantes dans une région périphérique (1968 – 1995) », Thèse de doctorat (en cours), co-direction Kristina Schulz/Sylvie Chaperon, Université de Neuchâtel.